Interview imaginaire : Lignes vives et la médecine narrative

Est-ce une nouvelle médecine ?  

Non. À proprement parler, ce n’est pas même une médecine, puisqu’elle n’a pas vocation à soigner. Elle permet de soigner mieux, avec plus d’empathie, et de mieux se soigner, d’être davantage acteur de sa santé. Elle s’adresse donc aux acteurs du soin en général que sont les patients, les soignants et les aidants, sans exclure les personnels administratifs. Et s’inscrit dans un mouvement général de retour aux humanités médicales.

Aussi utilisons-nous plutôt une périphrase : « ateliers d’écriture créative en contexte de soin ». Rétive à l’acronymisation, cette expression longue a pour mérite de pointer l’importance du temps.

 

Du temps, du temps, donc ?  

Oui, la maladie bouleverse le rapport au temps, étire le temps de la souffrance entre ce qui n’est plus, la santé, et ce qui est attendu sans certitude, la guérison, le mieux-être, l’apaisement. Or, écrire cette expérience de la souffrance demande du temps pour se faire langage. L’humain n’est pas (encore) équipé d’un bouton « se raconter ».

Il faut du temps et surtout du continu : quand la maladie morcelle, fragmente, parcellise, les douleurs et les corps, et que le parcours et le discours médical fragmentent les soins par spécialité, le récit a cette vertu de refaire du continu. Or l’expérience vécue par le patient se fait dans la continuité, « du berceau à la tombe ».

 

Vous faites écrire l’expérience en quelque sorte ?  

Oui, et ce, quel que soit le public. Pour le patient, dire son expérience de la maladie lui donne l’occasion de mettre à jour les multiples ruses et compétences qu’il mobilise, parfois inconsciemment, pour vivre avec elle. Mis à la page, ces savoirs expérientiels peuvent être pensés, reliés à des valeurs, et contribuer à une recherche de sens individuelle ou collective. Pour les soignants, adopter le point de vue du patient le temps d’un texte, favorise l’exercice d’une médecine centrée sur la personne malade, sur sa singularité, et non sur sa seule pathologie à objectiver. Exprimer l’expérience du soin, réussi, difficile ou impossible, nourrit également une réflexivité et une quête de sens.

 

Plus largement, il s’agit d’un appel à un rapprochement des sciences et des lettres ?  

Oui, mais il importe de rappeler que la médecine narrative, telle qu’elle a été formulée par Rita Charon dans les années 90, ne s’oppose pas aux fondements de la médecine basée sur les preuves et à ses avancées technique et scientifique. Pour remédier à ses effets secondaires — une baisse de confiance entre médecins et patients notamment —, elle se place délibérément en parallèle de celle-ci. Nous reprenons volontiers à notre compte l’idée que plutôt que de savoir si on est littéraire ou scientifique quand on soigne, il s’agirait d’« être scientifique autrement ».


Quels sont les leviers de vos actions ?  

En premier lieu la lecture, guidée par l’animatrice du texte invitant à écrire et la réception des productions des participants. Ce travail d’attention appelle à dépasser le contenu d’un texte pour valoriser ses mouvements et les émotions qu’il suscite.

En second lieu, l’écriture, sans viser de performance littéraire, et aidée par un intermédiaire si le geste d’écriture ou l’accès à la langue posent problème.

Enfin l’échange, à partir de ressentis et de questionnements.

À travers ces trois types d’action, le participant amende son écoute et sa capacité à se mettre à la place de l’autre et se relie à lui-même dans un double mouvement de rapprochement et de mise à distance.

 

Quelle place occupe la littérature ?  

S’ils reposent toujours sur une adaptation à un public, à un cadre et à des objectifs particuliers, les ateliers se basent sur une méthode identique : mobiliser la littérature contemporaine pour inviter le participant à exprimer ce qu’il vit et recherche, en faisant un pas de côté par rapport aux interrogatoires usuels en termes de santé. La littérature, si on la rend accessible, offre une palette infinie d’expériences vécues ou rêvées, de pensées et de sensations. Nous choisissons très précisément auteurs et extraits et commentons ces derniers dans un langage ordinaire. Car si on admet que le jargon médical — indispensable entre professionnels — a pour effet d’exclure le patient, il serait contradictoire de superposer au texte un autre jargon, narratologique par exemple.

 

Ce sont des ateliers créatifs ?  

Oui, car nous croyons pleinement aux vertus de la créativité résumées par Carl Rogers dans les années 50 : avoir accès à l’entièreté de son expérience — et non à sa seule part « empêchée » —, disposer d’un centre interne d’évaluation de cette expérience, et développer une agilité à manier des choses de nature différentes. Ces trois bienfaits nous semblent essentiels en termes de soin, donné comme reçu.

 

A qui s’adresse la médecine narrative ?   

Côté soignés, nous valorisons sa dimension exploratoire : nouveau corps, nouveau rapport au temps, aux lieux, à l’action, aux limites qu’elle enjoint de revisiter, librement appuyé sur l’« indiscipline » de la littérature et sur ses multiples déclinaisons : récit, témoignage bien sûr, mais aussi poésie (saisir une douleur, crier une souffrance ou une guérison) et dialogue, quand celui de la consultation occupe une place centrale. Nous souhaitons contribuer à former des patients à la fois autonomes, responsables et interdépendants, admettant cette interdépendance et leur besoin de se relier.

Côté soignants, côtés soignés, cette dichotomie est une des frontières que nous aimerions déplacer en mettant à la même table des groupes de soignants-soignés-aidants et des représentants de l’institution médicale. Le but et la force de l’atelier où l’on agit à la fois individuellement et ensemble, c’est le commun.

Une récente intervention dans un séminaire du CRES, nous a permis de réfléchir à son inclusion dans des programmes d’éducation thérapeutique et nous sommes particulièrement attentives à ne pas la réserver aux seuls médecins et étudiants en médecine. Nous intervenons en Institut de Formation aux Soins infirmiers et sensibilisons des psychologues et des aides-soignants dans le cadre d’une formation à la médecine narrative et d’un DU de soins palliatifs (Cergy Paris Université).

 

Quelles seraient les limites de cette écriture créative en contexte de soin ? 

Elles ont été pointées par plusieurs auteurs : figer le patient dans une narration définitive, faire de bons patients qui racontent bien, et de bons médecins, de bonnes institutions à même d’instrumentaliser ces récits, pour fabriquer les bons destinataires du système de santé. Au vu de sa progression assez lente en France et de la variété de ses modes de diffusion, la médecine narrative reste loin de ces limites.  

Nous croyons plutôt qu’elle contribue à faire se rejoindre la santé individuelle et la santé publique, et que comme toute écriture réellement créative, elle produit de la pensée et de la rencontre. Qu’elle participe au maintien en dynamique « d’institutions travaillant à accompagner l’humain désirant et souffrant, à l’intersection de l’éthique, du social et du politique par la mise en travail de la pluralité des narrations qui les traversent »[1].


 Image : Samuel Luke Fildes


[1] Jean-Philippe Pierron et Gisèle Chvetzoff dir, Médecine, langage et narration, Éditions Universitaires de Dijon, 2021